Étiquettes
affaires judiciaires, Benjamin Netanyahu, démocraties illibérales, Donald Trump, idéologie
La sociologue franco-israélienne revient sur la politique ultranationaliste du chef de l’État d’Israël, annonciatrice de l’émergence des « démocraties illibérales » : Trump, Poutine, Erdoğan ou Orbán… tous jouent sur la peur et le ressentiment des franges les plus conservatrices de l’électorat. Où il est aussi question du rôle des émotions en politique et du mouvement #MeToo.

Eva Illouz : Sur le plan moral, oui. Mais sur le plan politique, il y a une certaine continuité. Le sécuritarisme de l’État d’Israël a qualifié cette manifestation d’atteinte à la sécurité du pays ; le désespoir humanitaire des Gazaouis de menace militaire et a érigé une barrière en frontière. Or dans le cas précis d’Israël, cette barrière n’est pas une frontière puisqu’aucun accord n’a été signé. Cela fait des années qu’Israël étrangle la population de Gaza, en les privant d’eau potable et d’électricité, en limitant leur mouvement et en contrôlant l’espace aérien et maritime. Là où le monde a pitié de cette population affaiblie et démunie, Israël ne voit que des terroristes qui menacent son territoire. Mais il ne faut non plus oublier que le Hamas a sans doute aussi un rapport cynique à la population civile et que cette organisation a aussi utilisé des civils innocents. L’erreur du Hamas a été de nommer cette manifestation la « Marche du retour », permettant à Israël d’élider plus facilement la dimension humanitaire de cette protestation. En définitive, la décision de relocaliser l’ambassade américaine à Jérusalem se situe dans la même logique sécuritaire à laquelle font face les manifestants : on fait fi de toute recherche de consensus et du droit international – cela mêmes qui avaient suspendu la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël. On est dans la continuité des politiques qui ont imposé la suprématie sur des territoires controversés et sur la population de ces territoires. Si l’inauguration de l’ambassade américaine et la manifestation à la frontière de la bande de Gaza nous ont offert un contraste en termes d’images, il réside au fond le même déni du droit international et des revendications palestiniennes.
On a l’impression que Benyamin Netanyahu fait du Trump – il est empêtré dans des affaires judiciaires, utilise l’argument des « fake news » à propos des soupçons de corruption qui pèsent sur lui, et s’entête à consolider sa base électorale en se déportant de plus en plus sur sa droite. Partagent-ils la même idéologie ?
E. I. : Oui. Trump et Netanyahu partagent un style politique et une idéologie communs. On retrouve chez eux la même vision de la démocratie et des relations internationales. Tous deux détestent Barack Obama et gouvernent en démagogues-populistes, prospèrent sur le ressentiment des laissés-pour-compte et promettent une nation forte et agressive. Tous deux accusent leurs adversaires d’être des traîtres à la nation, et n’ont aucun problème à inciter à la haine politique et raciale. En ce sens, Netanyahu comme Trump, ou l’inverse, jouent de façon cynique sur la peur sécuritaire ou le sentiment de déclin des franges les plus conservatrices de l’électorat. Ils essaient de créer des dynasties et impliquent leurs proches dans les affaires courantes de l’État, ont des affinités avec l’Arabie saoudite, l’un pour des raisons financières, l’autre pour déstabiliser l’Iran. Tous deux gouvernent de façon paranoïaque – même si Trump, il faut le dire, me choque plus que Netanyahu sur ce plan.
Face à cette dérive droitière, la gauche israélienne continue de s’enfoncer dans l’atonie. Et l’espoir d’un processus de paix avec elle. Comment expliquez-vous une telle défaillance ?
E. I. : Le parti travailliste a créé le pays et a eu de fait la main mise sur les institutions politiques, économiques et culturelles. Ces travaillistes étaient dans la situation paradoxale où ils étaient idéologiquement socialistes mais sociologiquement des classes dominantes. En tant que telles, ils ressentaient une affinité avec l’Europe du début du siècle dernier, à la fois révolutionnaire et colonialiste. Lorsque les Juifs d’Afrique du Nord sont arrivés en Israël – du Maroc en particulier – ils ont été systématiquement considérés de la même façon que les « indigènes » avaient été traités par les puissances colonialistes : comme des primitifs qui devaient être exclus de la culture, de l’économie et même de la propriété. On les a éloignés des centres, géographiquement et symboliquement. En réalité, les travaillistes prêchaient le socialisme mais pratiquaient la discrimination. Cela a créé un fossé entre les élites de gauche et les travailleurs qu’elle ne représentait plus tandis que la droite, au même titre que les populistes d’aujourd’hui, a su profiter de cette crise de représentation politique pour affirmer ses idées dans le débat public.
On décrit souvent Israël comme un laboratoire des évolutions politiques mondiales. Dans cette logique, doit-on craindre une sortie du cycle des démocraties libérales ?
E. I. : Oui. La démocratie n’est pas la seule option politique. En fait, il semblerait que d’ores et déjà beaucoup de pays préfèrent ce qu’on appelle les « démocraties illibérales » : Israël, la Russie, la Turquie, l’Inde, la Pologne, la Hongrie, Singapour… les exemples désormais se multiplient. La démocratie exige des traditions de participations civiques ; une égalité relative qui s’exprime par la possibilité d’avoir accès à l’école, la santé et le logis. La démocratie doit être aussi maintenue par un contrat social qui lie les groupes d’individus entre eux. Or, dès que les élites deviennent globales, c’est-à-dire engagées dans des activités et des institutions qui débordent du cadre national, quelque chose dans le contrat social se délite. Le capitalisme industriel était national et même s’il a exploité la main-d’œuvre, cette exploitation a été ajustée au cadre national en ceci que les industries donnaient du travail, et ont été forcées de s’ajuster aux combats syndicaux. Quand le capitalisme s’internationalise et se financiarise, il rompt tout contrat social. Il n’est plus national et échappe aux régulations locales. Ses effets sont alors destructeurs : il creuse les inégalités, défait le cadre national de la solidarité, affaiblit l’État, rend les classes ouvrières traditionnelles moins utiles à la production économique, tient les immigrés pour responsables de ces transformations économiques, et donc crée de nouvelles tensions sociales.
Dans votre contribution à l’ouvrage collectif L’Âge de la régression, vous dites que la gauche doit élaborer un récit post-libéral. Quels doivent en être les marqueurs ?
E. I. : Aux États-Unis, les démocrates représentent les classes nanties aussi bien que certains secteurs de la classe ouvrière. Idéologiquement, la gauche s’est divisée en sous-groupes – féministes, gays, afro-américains – et le libéralisme est devenu un supermarché de grandes causes. Cette gauche s’est insurgée contre l’idéal – faux selon elle – de l’universalisme qui – selon elle encore – était le voile derrière lequel se cachait l’occident impérialiste et masculiniste. Mais après l’antithèse doit venir la synthèse qui nous aiderait à reconstruire un universalisme conscient de son histoire et authentiquement inclusif. Dans tous les pays de l’après-guerre, le libéralisme a connu des développements similaires. Les élites de gauche ont été essentiellement urbaines ; dotées d’un fort capital culturel ou du moins plus grand que celui de la population globale. Ces deux caractéristiques font que ces élites de gauche ont pu accumuler des richesses et ont joué un rôle essentiel dans l’économie. Cette gauche libérale a soutenu les minorités identitaires et sexuelles, des causes qui ont été importantes pour marquer la contestation de l’universalisme d’apparence du XVIIIe siècle, parce qu’excluant le colonisé et les femmes. Mais elle a aussi délaissé les classes ouvrières et, surtout, n’a pas compris que cette dernière est divisée entre immigrés ou enfants d’immigrés et ouvriers du terroir qui se sentent menacés dans leur identité, et pour qui la culture nationale est tout ce qui reste quand ils ont perdu toute sécurité économique et culturelle. D’où le creusement d’un immense fossé culturel entre les élites de gauche et les groupes qu’elles sont censées représenter. C’est ce à quoi un nouveau récit post-libéral doit s’atteler à résorber. Les ouvriers d’aujourd’hui ont souvent des valeurs à l’opposé de celles de la gauche : ils sont contre le mariage pour tous, pour le maintien de la famille traditionnelle ; pour les rôles masculins et féminins, et contre le multiculturalisme. La gauche est donc devant un dilemme qu’elle doit discuter et clarifier. Qui représente-t-elle désormais ?
Sans quoi, les mouvements populistes continueront de gagner du terrain. Selon vous, leur montée en puissance à travers le monde s’explique-t-elle aussi en partie par leurs capacités à s’emparer des sentiments des citoyens ?
E. I. : Oui et non. Les sentiments font toujours partie de la vie collective. Mais je dirais que les leaders populistes y font appel de façon moins détournée, en mettant à bas les visées rationnelles de la théorie démocratique. Ils ne font pas seulement un appel direct aux émotions mais alimentent un cocktail très particulier de sentiments : le ressentiment contre les élites, la nostalgie d’un monde meilleur passé, en particulier des grandeurs disparues de la nation, la promesse de retrouver une unité disparue et la peur de l’ennemi qui fomente en notre sein. J’ajouterai que le populisme contemporain est celui qui met en œuvre des émotions qui ne trouvent pas d’expression publique légitime – comme par exemple la haine ou la peur de l’étranger : le leader populiste est celui qui semble défier les conventions de la bonne pensée ; qui déclare publiquement ce qu’il était honteux de dire et ce qui ne se disait qu’à voix basse. Le racisme ou le sexisme ouverts sont devenus indicibles mais exprimer des idées racistes ou sexistes est perçu comme la voix de l’authenticité, du parler vrai. Un des immenses paradoxes de Trump est qu’il est un président qui ment sans doute plus que tous ses prédécesseurs mais qui reste perçu comme authentique par l’électorat. Sa vulgarité même le rend authentique : il y a chez Trump, et d’autres leaders populistes, un effet de libération de la honte, créant des caisses de résonance avec d’autres individus qui se sentent aussi menacés par les réfugiés ou les avancées féministes. Mais il y a aussi d’autres causes à ce populisme : le fait que la gauche s’est mise à davantage représenter les minorités sexuelles et ethniques que les classes ouvrières ; que la famille et la nation sont devenues les refuges idéologiques des classes défavorisées ; que les guerres culturelles sont au cœur des divergences politiques, et enfin que la démocratisation ne s’est pas accompagnée par une expansion du niveau de vie.
Peut-on établir un lien entre le succès des populistes et le développement de la nouvelle culture de l’affectivité via les nouvelles formes de sensibilité nées sur Internet, que vous évoquez dans votre ouvrage Les Sentiments du Capitalisme ?
E. I. : Je ne crois pas. Par contre, Internet est un lieu très puissant pour rassembler les frustrés ou ceux dont les expériences de vie, difficiles, ne trouvent pas ou peu de point d’appui institutionnel. Voyez l’exemple des Incels (Involuntary Celibates, « celibataires involontaires », en anglais) : des hommes qui haïssent les femmes et le féminisme parce qu’ils n’ont pas d’expérience sexuelle. Ils expriment leur honte de ne pas participer à la société sexuelle. Ces hommes se retrouvent sur Internet dans le confort de l’anonymat qui les débarrasse de la honte. Quand on se débarrasse de la honte on peut exprimer sa haine, une haine d’autant plus amplifiée qu’elle résonne avec celle d’autres (les victimes d’Alek Minassian, un Incel qui a tué 10 personnes à Toronto au mois d’avril dernier, étaient pour la plupart des femmes). La formation de groupes de haine est rendue possible par ce que le philosophe américain Cass Sunstein appelle les « caisses de résonance » produites par Internet : on libère la parole honteuse, on se renforce mutuellement dans la haine et ses effets d’écho sont une sorte d’engrais naturel et organique, qui permet de nourrir ensemble la frustration. On pourrait dire que nous assistons dès lors à une nouvelle organisation sociale des groupes en fonction de points communs d’expériences émotionnelles : ceux qui souffrent de timidité (social anxiety, en anglais), de frustration sexuelle, ou de sentiment de peur de l’Islam, peuvent former un groupe uni par une expérience émotionnelle commune.
Pour revenir à la politique, diriez-vous que nous sommes entrés dans l’ère de la démocratie émotionnelle ?
E. I. : Platon, dans Gorgias, fait une distinction entre le leader politique qui veut plaire, le démagogue qui fait appel aux émotions et celui qui veut éduquer. Depuis, tout notre imaginaire politique a été structuré par cette distinction. Machiavel ajoute l’idée que le dirigeant politique doit être attentif d’abord et avant tout à ses intérêts, ce qui présuppose la capacité de contrôler ses affects pour penser à des stratégies de long terme.
La théorie libérale de la démocratie a été fondée sur l’idée et l’idéal de la rationalité et ce entendu de deux façons différentes et même opposées. La théorie libérale économique pour laquelle la notion de rationalité est liée à celle de l’homo œconomicus. Elle présuppose que nous agissions en fonction de notre intérêt, que nous le connaissions et puissions en faire le guide notre action. Le second sens de rationalité est kantien, et présuppose la possibilité d’engager une discussion en assumant la position d’un sujet universel capable d’imaginer et d’agir en fonction de préoccupations collectives. Délibérer rationnellement cela veut dire en effet avancer des arguments qui ont une validité générale et qui vise à un accord collectif : cela implique que nous pouvons sinon découvrir la vérité du moins élaborer et mettre en œuvre des procédures de décision valides pour l’ensemble du corps social.
Or, les émotions semblent être à l’opposé de ce modèle de l’action parce qu’elles sont particularistes et partiales, et car elles ne représentent que le point de vue de celui qui les ressent. Comme le disent de nombreux philosophes, les émotions défendent la position du moi dans une interaction de façon presque automatique. Non seulement, elles interfèrent avec le jugement bon, mais elles peuvent aussi nous inciter à agir contre nos intérêts. Un grand nombre de philosophes se sont demandé pourquoi nous désirons ce qui peut nous nuire et la réponse est presque toujours la même : ce sont les émotions qui sont responsables du mauvais jugement et des mauvais choix.
Au-delà des choix supposés froids et rationnels, le citoyen est-il un animal sentimental ?
E. I. : Cette division entre raison et émotions est spécieuse. D’abord sur le plan de la théorie politique : le libéralisme ou la pensée démocratique sont fondés sur des sentiments. Sans sentiments, pas d’identification avec un ensemble collectif. Chez Hobbes, le sujet libéral entre dans un contrat social justement par peur d’être à la merci des autres. Chez Adam Smith, l’individu ressent de la compassion et regarde les autres en essayant d’imaginer leur souffrance, quand chez Rousseau, il pleure en imaginant la souffrance des autres. Pas de théorie démocratique donc – républicaine ou libérale – sans penser aux sentiments variés qu’elle doit supposer. Ensuite, sur le plan historique : la formation de la démocratie a été jalonnée de mouvements insurrectionnels qui émanaient de l’indignation ou de la colère des sujets politiques. Pensez à Mohamed Bouazizi qui s’est immolé en Tunisie en 2010. Son sacrifice a provoqué une fureur inouïe qui s’est propagée dans le tissu social, provoquant un changement de régime. Les acteurs politiques sont donc toujours – ou presque – mus autant par leurs passions que par leurs intérêts. Plus précisément, comme le dit l’économiste Robert Frank : les passions soutiennent les intérêts ; il n’y a donc pas d’opposition à établir entre les deux.
Bref, la vie citoyenne démocratique est un chaînage émotionnel continu. La sociologue américaine Arlie Russel Hochschild appelle les « deep stories », ces histoires profondes qui reflètent notre identité et nos valeurs. Sans quoi, nous serions aliénés de la société ou de nos groupes d’appartenance primaires. Les symboles, les rituels et les histoires nous attachent émotionnellement à nos groupes sociaux, à nos intérêts, et à des visions du monde. Les « family values » ou le combat « transgender » définissent par excellence les identités, et donc les façons d’organiser le monde social. Je suis Durkheimienne en ce sens-là ; il n’y a pas de lien social sans lien émotionnel. Cependant, j’ajouterai – et la réserve est importante – que la gauche libérale se caractérise par sa foi déclarée en la raison et par son aversion pour les discours ou pratiques politiques émotionnelles. Ce qui l’oblige de fait à nier sa propre base émotionnelle et la conduit à s’étonner de l’emprise des sentiments dans les décisions et les actions des acteurs politiques.
Comment avez-vous vécu le mouvement de la libération de la parole des femmes suite aux révélations sur l’affaire Weinstein ? Dans ce grand repli généralisé, l’optimisme, en tant qu’émoi politique, doit-il venir de tels soulèvements ?
E. I. : Je l’ai vécu comme un moment historique. Enfin les femmes parlent. Enfin les crimes sexuels sont pris au sérieux. Enfin le monde prend conscience de la façon dont les femmes sont humiliées et maltraitées à travers leur sexualité. Mais je suis sûre qu’il y aura aussi une réaction qui viendra se déployer avec grande force. Regardez le monde qui a basculé dans des régimes politiques qui semblaient avoir disparu. Ces nouveaux dirigeants sont tous des hommes forts et symbolisent ce qu’on appelle la masculinité toxique que l’on vient d’évoquer : Trump, Erdoğan et Poutine forment un nouvel axe de cette hégémonie « masculiniste ». Trump a adopté une politique très durement anti-avortement. Poutine est un anti-homosexuel acharné ; et Erdoğan remet les femmes derrière le voile. Mais n’oublions pas que les femmes sont potentiellement la plus grande force électorale organisée. Imaginez si nous arrivions à créer une conscience de classe féminine ? Nous, les femmes, pourrions véritablement exclure du champ politique les hommes qui aiment jouer au petit chef.
Propos recueillis par Simon Blin