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Le 17 novembre, 300 000 Gilets jaunes environ ont bloqué la France. Né de l’exaspération de la hausse des taxes sur l’essence mais aussi de mille autres frustrations, le mouvement très suivi dans les villes petites et moyennes et la France rurale est l’enfant naturel de Facebook, du déclassement social et de l’angoisse de l’avenir.

« Ils ont le sentiment d’avoir été abandonnés par les élites et trahis par la gauche. »

Les zones qui « bloquent » correspondent aux régions exemptées d’impôts (les plus pauvres), qui roulent au diesel, qui ont peu voté Macron ou pas voté du tout. Des hommes et des femmes qui travaillent dur et dont le pouvoir d’achat ne progresse pas ou régresse.

Ils ont le sentiment d’avoir été abandonnés par les élites et trahis par la gauche qui s’est recentrée sur le combat sociétal et ne s’intéresse plus à la classe ouvrière traditionnelle depuis que cette dernière a commis le péché de tomber en partie dans les bras du Front National à partir des années 80.

C’est la France de la fracture numérique, souvent dépassée par la technologie, qui voit avec anxiété un monde nouveau faire irruption dans lequel elle sent qu’elle n’a plus sa place et qu’elle fait tache.

« Deux France qui s’opposent et vivent de moins en moins ensemble. »

Cette France périphérique, décrite par Christophe Guilly, n’a pas bénéficié, contrairement aux banlieues, des budgets importants de la politique de la Ville pour restaurer, construire, désenclaver les quartiers en difficultés. À cette France périphérique, se superpose la France de l’insécurité financière, celle des classes moyennes qui travaillent mais n’arrivent plus à joindre les deux bouts.

Deux France qui s’opposent et vivent de moins en moins ensemble. La mobile et l’immobile. La France qui avance, même difficilement, et celle qui s’enkyste. La France qui marche, court après son bus ou son métro, surfe sur internet, trottine sur des trottinettes ; et la France qui a le pas lourd, le cœur gros et les bougies du moteur encrassées. La France de ceux qui « clopent et roulent au diesel », selon l’expression méprisante de Benjamin Griveaux* et qui ne saurait être la France du XXIe siècle dont on veut.

Comment traduire de façon plus arrogante la fracture entre les élites et le peuple ? Que cette formule soit celle du porte-parole du gouvernement en dit long sur l’impréparation, la méconnaissance des Français, et le manque de lucidité sans même parler de bienveillance ou d’empathie de certains collaborateurs, et pas des moindres, d’Emmanuel Macron.

Le président de la République, qui sait qu’il connaît mal le pays profond, a reconnu ne pas avoir réconcilié le peuple avec ses élites et a commencé à prendre le pouls du pays réel lors de son itinérance mémorielle à l’occasion des commémorations du 11 novembre. C’est un début. C’est tard. Et ça ne pèse plus rien à côté de l’annonce des mesures qui ont mis le feu aux poudres. Mauvais timing. Même si sur le fond, la sortie du diésel est inévitable, l’agenda est calamiteux et vient de plein fouet percuter ceux qui ont déjà le sentiment d’être exclus.

Sans leader, sans unification des mots d’ordre, sans organisation, le peuple est descendu sur la route. Ce peuple-là n’ira pas loin, pronostiquent les corps intermédiaires tout à l’humiliation d’avoir été rejetés par la base. Ou paniqués à l’idée de ne plus avoir les logiciels pour comprendre.

C’est inquiétant, « ça peut mal tourner », dit Laurent Berger, leader de la CFDT. C’est illégal, disent le préfet et la police à propos des actions non déclarées auprès des autorités. Le mouvement est infiltré par les racistes, manipulé par l’extrême droite, commentaient ce lundi 19 novembre certains médias.

Le peuple déroute, dérange, inquiète. On fraternise avec sa cause (70 % des Français soutiennent le mouvement) mais on aimerait qu’il reste poli, discret, pacifique et sans bavure. On redoute les braillards, les ploucs, les mal-élevés, les violents. Indéniablement, ils sont aussi là au rendez-vous. Près de Cognac, des manifestants ont interpellé de façon odieuse une conductrice récalcitrante en lui demandant de « retourner dans son pays ».

Le peuple en roue libre, parfois. Le peuple, mythifié, à gauche, par deux siècles d’histoire révolutionnaire et par le récit du mouvement ouvrier. Incarnant la vertu et la raison. Le peuple, matière inflammable. Le peuple virant populace, odieux, sanguinaire pendant la Terreur. Le peuple rebelle, patriote, résistant. Le peuple méprisé, instrumentalisé, oublié.

Le peuple dont rêvent les politiques et celui qui existe. Ni de droite, ni de gauche ou selon. Qui ne veut pas changer la vie mais changer « sa » vie. En améliorant son quotidien. L’Europe ? On a tout fait pour l’en dégouter. La démocratie ? Il n’en voit plus forcément la nécessité. La république ? Même les élites ne croient plus en ses valeurs.

Le peuple n’est jamais là où on l’espère. Le peuple rêvé des démocrates vote aux élections et ne cède pas aux sirènes populistes. Le peuple rêvé de Macron a le droit de s’indigner mais si on lui explique gentiment, il doit comprendre les réformes et y adhérer. Le peuple rêvé de Benjamin Griveaux doit épouser avec enthousiasme la révolution numérique, écraser son clope pour ne pas creuser le déficit de la Sécu, et se mettre au vélo.

Le peuple rêvé de la gauche doit être éduqué, progressiste, antiraciste, généreux et solidaire. Il ne dit pas de gros mots, surtout pas « enculé » qui fait homophobe. Ni « pouffiasse » qui fait sexiste. Le peuple rêvé de Laurent Wauquiez doit être énervé mais pas trop tout de même pour ne pas voter Front National. Le leader des Républicains espère le séduire en bataillant à mots douteux contre la PMA. Mais est-ce la bonne bataille ?

Le peuple du 17 novembre, autonome, sans intermédiaire, exaspéré, forme peut-être le noyau dur d’un populisme qui s’exprimera de façon radicale aux prochaines élections européennes, municipales puis présidentielles. Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen veulent croire que leur moment est arrivé. Mais sont-ils encore des forces crédibles ? Ou bien la prochaine étape du mécontentement populaire se jouera-t-elle en dehors du cadre électoral ?

Emmanuel Macron veut aller à la rencontre du peuple. Il faut qu’il brûle les étapes. Car le feu menace déjà dans les bourgs et les campagnes.

* rapportée par le JDD

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