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L’Azerbaïdjan en fait un usage immodéré. Un avant-goût des conflits de demain? La responsabilité des pays fabricants est potentiellement engagée.

Lancement d'un Harop, montré dans un clip musical diffusé par le ministère de la Défense de la République d'Azerbaïdjan, en 2018. | Capture d'écran via YouTube
Lancement d’un Harop, montré dans un clip musical diffusé par le ministère de la Défense de la République d’Azerbaïdjan, en 2018. | Capture d’écran via YouTube

Un conflit gelé qui dégivre brutalement: c’est ainsi que l’on peut décrire les actuelles tensions au Haut-Karabakh. Ce territoire séparatiste est situé en Azerbaïdjan, mais majoritairement peuplé d’Arménien·nes. En 1988, alors que l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont encore des républiques soviétiques, une partie de la population du Haut-Karabakh demande son rattachement à l’Arménie, refusé par Gorbatchev et par Bakou.

La situation se dégrade rapidement, évoluant en violences interethniques, puis en guerre ouverte. Soutenu par l’Arménie, le Haut-Karabakh obtient son indépendance de fait au terme de six ans de conflits et plus de 25.000 morts, en 1994, mais celle-ci n’est pas reconnue à l’international. Depuis, la ligne de front est restée figée, avec des flambées de violence ponctuelles.

Le 27 septembre, après de premières escarmouches durant l’été, le conflit a dégénéré de façon brutale, visiblement à l’initiative de l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie. Au-delà de l’ampleur croissante des combats –et des nombreuses victimes–, ce sont les moyens utilisés qui ont considérablement changé depuis 1994. Comme le racontait un reportage de RFI en 2017, grâce aux revenus du pétrole, l’Azerbaïdjan a considérablement investi dans son appareil de défense, notamment dans les drones et les munitions rôdeuses, ou «drones suicides».

«Bakou ne cesse d’augmenter son budget militaire. […] L’armement a été modernisé avec des achats auprès d’entreprises russes, turques, israéliennes mais aussi françaises (le constructeur de navires militaires DCNS est en pleine phase prospective dans ce pays). L’Azerbaïdjan renforce aussi son industrie de défense nationale […] et commence même à fabriquer des drones», expliquait alors le journaliste spécialisé Romain Mielcarek.

L’IAI Harop, un «drone suicide» made in Israël

L’IAI Harop est une munition rôdeuse furtive, ou «drone-suicide», fabriqué par Israel Aerospace Industries (IAI). Mesurant 2,5 mètres sur 3, elle patrouille au-dessus du champ de bataille, pilotée à distance ou de façon autonome. L’IAI Harop est dotée d’une charge utile explosive de 16 kilogrammes, d’une autonomie de six heures, et peut attaquer automatiquement les radars grâce à ses détecteurs.

Un Harop israélien de IAI, présenté lors de l’édition 2013 du Salon du Bourget. | Wikimedia Commons

Plutôt que de tirer un missile, elle s’écrase et explose sur la cible. Il peut sembler surprenant de sacrifier un appareil à chaque frappe; en réalité, un «drone-suicide» serait plus efficace qu’un missile tiré par un drone de combat ou une munition d’artillerie. Il s’apparente davantage à une munition «consommable» qu’à un appareil. Le prix d’un Harop est toutefois élevé, atteignant plusieurs millions de dollars par munition.

«Les munitions rôdeuses sont considérées comme une alternative plus précise à l’artillerie guidée et aux drones traditionnels. [Certaines] sont moins chères que les missiles tirés par des drones et ont des temps de “réponse” plus rapides, pouvant être lancées par des soldats au sol. […] Guidées par des caméras à bord, elles sont plus précises que l’artillerie guidée, atterrissant à quelques mètres d’une cible par rapport à des dizaines de mètres pour un obus d’artillerie à guidage laser», explique le site d’information américain The National Interest.

D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), Israël en aurait livré au moins une centaine à l’Azerbaïdjan en 2016. Sur la vidéo ci-dessous, qui montre un Harop plonger sur sa cible –apparement un bus–, on peut entendre le vrombissement de l’engin avant impact. Le bruit, impressionnant, se révèle être une arme psychologique à lui tout seul.

Les Harop sont bien représentés dans la propagande diffusée par l’Azerbaïdjan. Dans un clip de musique dévoilé le 1er octobre, à peine quatre jours après le début du conflit, on peut y apercevoir les munitions rôdeuses, sur leurs plateformes de lancement.

Un clip musical présentant l’armée d’Azerbaïdjan. | Capture d’écran via ministère de la Défense de la République d’Azerbaïdjan

Ce n’est pas la première fois que l’armée azérie exhibe ces drones. En 2018, dans un autre clip musical (décidément!), Bakou vantait les mérites de ses gardes-frontières en mettant en scène un Harop, cette fois-ci en action.

Lancement d’un Harop. | Capture d’écran via ministère de la Défense de la République d’Azerbaïdjan

Le baptême du feu du Harop israëlien au Haut-Karabakh remonte à 2016. Lors d’escarmouches avec les forces arméniennes, un Harop avait été repéré, orbitant puis plongeant sur un bus qui transportait des soldats arméniens. Sept d’entre eux avaient perdu la vie.

Selon les révélations des FinCEN Files, en 2012, Israel Aerospace Industries aurait payé l’équivalent de 132 millions d’euros à deux sociétés azerbaïdjanaises associées au blanchiment d’argent, peu après la signature d’un contrat record d’1,4 milliard d’euros. S’agissait-il d’un pot-de-vin?

L’Orbiter-1K, autre munition rôdeuse israélienne

L’armée Azerbaïdjanaise est dotée d’autres drones israéliens. Les Orbiter, conçus par le fabricant Aeronautics Ltd, existent en de nombreuses déclinaisons. D’après le SIPRI, entre 2016 et 2019, Bakou en a reçu quatre-vingt, sur une centaine de commandés (le contrat incluait leur fabrication sous licence en Azerbaïdjan). Plus petits et moins puissants que leurs cousins Harop, les Orbiter-1K embarquent une charge explosive d’environ 2 kilogrammes.

Un Orbiter-1K. | Capture d’écran via Aeronautics Ltd

Sur cette vidéo récemment filmée par un drone turc TB2, opéré par l’Azerbaïdjan, on aperçoit un Orbiter-1K en survol. Preuve de l’omniprésence des drones dans ce conflit, le TB2, qui semble cibler un canon arménien D-20 (de fabrication soviétique) réussit à immortaliser le passage d’un Orbiter-1K. Les deux sont opérés par le même camp.

Un Orbiter-1K en survol, à gauche. | Capture d’écran via ministère de la Défense de la République d’Azerbaïdjan

Sa version d’observation et de détection des cibles au sol, l’Orbiter-3, est elle aussi utilisée par l’Azerbaïdjan. Israël lui en a livré une dizaine entre 2016 et 2017, toujours selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

Un Orbiter-3. | Capture d’écran via Aeronautics Ltd

Transferts d’armes majeures effectués entre Israël et l’Azerbaïdjan de 2016 à 2019. | SIPRI

On peut voir sur le document ci-dessus, issu de la base de données du SIPRI, que Bakou a également acheté auprès d’Israël des Skystriker, d’autres munitions rôdeuses, fabriquées par l’armurier Elbit Systems. Il n’est pas certain qu’elles aient été utilisées dans le conflit actuel. Comme le montre le document, de nombreux autres équipements ont été commandés auprès de l’État hébreu depuis 2010.

Le Bayraktar TB2, fleuron de l’allié turc

Ayant connu une forte médiatisation sur le théâtre d’opérations libyen, le drone turc Bayraktar TB2 est aussi utilisé par l’armée azerbaïdjanaise au cours de son offensive sur le Haut-Karabakh. D’une envergure de 12 mètres, et long de 6,5 mètres, il appartient à la catégorie MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance) avec une autonomie de 4000 km.

Un TB2 opéré par l’armée turque. | Wikimedia Commons

Avec plus de 200.000 heures de vol en théâtre d’opération d’après son constructeur, le TB2 est largement «combat proven», c’est-à-dire qu’il a fait ses preuves en opérations. Dès le début du conflit, il y a plus d’une semaine, l’armée azerbaïdjanaise a diffusé sur les réseaux sociaux plusieurs vidéos montrant des destructions de véhicules arméniens par des Bayraktar.

Nombre d’entre elles sont issues des caméras des TB2. Ci-dessous, la première image provient d’une vidéo de l’armée azérie, tandis que la seconde provient d’une vidéo promotionnelle du constructeur de l’appareil, lors de l’opération Rameau d’olivier, menée en Syrie en 2018. On remarque une quasi parfaite similarité entre les deux clips.

Une image diffusée par l’armée azérie le 1er octobre 2020. | Capture d’écran via ministère de la Défense de la République d’Azerbaïdjan

Une image promotionnelle de TB2 diffusée par Baykar Technologies durant la bataille d’Afrine, en 2018. | Capture d’écran via Baykar Technologies

Les capacités des TB2 turcs ne se limitent pas à l’observation. Ils peuvent également tirer deux munitions: les bombes guidées MAM-C et MAM-L, en principe destinées respectivement aux troupes au sol et aux cibles fortement blindées. Pour le moment, on ne peut pas affirmer avec certitude que de telles munitions sont effectivement employées dans le Haut-Karabakh.

Brochure de Roketsan montrant les caractéristiques des munitions MAM. | Capture d’écran via Baykar Technologies

L’industrie de défense arménienne peine à suivre

Dans sa course aux drones, l’Azerbaïdjan n’est pas seule. L’Arménie s’efforce de maintenir ses capacités, principalement via son industrie locale. En 2018, lors du salon de défense arménien, Erevan a présenté plusieurs drones militaires au public. Tous étaient alors au stade de prototype: munitions rôdeuses (HREESH, qui ressemblent fortement aux Hero-30 israéliens) ou simples appareils de reconnaissance de la série BEEB.

Présentation du HREESH au salon de défense arménien de 2018.

Nous n’avons pas pu vérifier que ces modèles étaient actuellement utilisés par l’armée arménienne. En revanche, les deux entreprises arméniennes qui les ont développés, ProMark et UavLab, seront présentes lors de l’édition 2021 du salon, preuve qu’elles font toujours partie du complexe militaro-industriel arménien.

Le 15 août dernier, Artak Davtyan, président du comité de l’industrie militaire et anciennement chef d’État-Major des armées en Arménie, s’est rendu dans les bureaux d’UavLab. À cette occasion, plusieurs modèles ont été montrés aux médias, sans préciser s’ils étaient effectivement en service ou non.

Le 18 septembre, alors que les tensions s’amplifient entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, Hakob Arshakyan, ministre de l’Industrie de haute technologie arménien, partage une vidéo sur son profil Facebook. On y voit une munition rôdeuse (drone suicide), alors en phase de test, tirée sur une carcasse de char.

Un drone suicide en phase de test. | Capture d’écran via Facebook

En remontant le profil Facebook du ministre, on peut voir qu’il a publié une autre vidéo, un mois plus tôt, qui montre le test de vol de ce qui est présenté comme un drone suicide, sans que l’impact au sol ne soit montré. Aucune image prise depuis la caméra intégrée à l’appareil n’est diffusée. Sur Twitter, Rob Lee, doctorant au département des études de guerre du King’s College de Londres, le présente comme la munition rôdeuse Drakon (ou Dragon).

Un drone suicide, dont la vidéo a été postée sur le compte Facebook de Hakob Harshakyan, en août 2020. | Capture d’écran via Facebook

Enfin, une troisième vidéo, postée fin juillet 2020 par Hakob Arshakyan, montre les images prises par la caméra d’un drone suicide qui plonge sur sa cible. Les symboles affichés sont différents de ceux montrés au mois de septembre, ce qui laisse à penser qu’au moins deux modèles différents sont en phase avancée de tests.

Un drone suicide, dont la vidéo a été postée sur le compte Facebook de Hakob Harshakyan, en juillet 2020. | Capture d’écran via Facebook

En revanche, depuis le début de la flambée du conflit, l’Arménie n’a diffusé que très peu de vidéos prises depuis un drone. La plupart des images diffusées sur réseaux sociaux sont tournées depuis le sol, alors que l’Azerbaïdjan exploite au maximum les prises de vue aériennes à des fins de propagande.

La responsabilité des vendeurs d’armes

La Turquie soutenant ouvertement l’Azerbaïdjan dans le conflit, ses ventes d’armes n’engendrent pas de tensions diplomatiques supplémentaires. La situation est plus compliquée pour Israël, qui est devenu le principal fournisseur d’armes de l’Azerbaïdjan ces cinq dernières années, toujours selon le SIPRI, avec plus de 628 millions d’euros d’exportations.

Alors qu’Israël avait entamé un rapprochement avec l’Arménie, Erevan a récemment rappelé son ambassadeur en Israël pour protester contre les contrats d’armements entre l’État hébreu et l’Azerbaïdjan. Ce même ambassadeur a demandé que les livraisons d’armes à Bakou cessent. Par ailleurs, Israël a signé et ratifié le Traité sur le commerce des armes (TCA), qui interdit la vente d’équipements militaires s’ils risquent d’être utilisés pour commettre des crimes de guerre ou d’autres violations des droits humains.

Or, le comité international de la Croix-Rouge (CICR) a récemment dénoncé l’utilisation d’armes explosives contre des zones densément peuplées de civils. Autrement dit, si Israël continue de livrer des armes à Bakou dans ce contexte, le pays pourrait s’exposer à des poursuites judiciaires. La Turquie est également signataire du TCA mais ne semble pas l’avoir ratifié, ce qui exclut une action en justice –qui n’aurait de toute façon pas été de nature à effrayer le président Recep Tayyip Erdoğan.

Slate