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aslund63_Sergei SavostyanovTASS via Getty Images_putin call-in

Anders Åslund

Le président russe Vladimir Poutine est obsédé par l’Ukraine – ou plutôt par son insistance à croire que ce pays n’existe pas. Dans son émission annuelle du 30 juin, il a affirmé que « les Ukrainiens et les Russes sont un seul peuple ». Il a ensuite publié un article visant à justifier cette « conviction », en retraçant l’histoire commune des deux pays. C’est un cas d’école en matière de désinformation – et de là à parler d’une déclaration de guerre, il n’y a qu’un pas.

Poutine commence son histoire dans la Rus’ de Kiev, où les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses étaient unis par une seule langue et – après le « baptême de la Russie » dans la religion orthodoxe – par une seule foi jusqu’au XVe siècle. Même au moment de la fragmentation, écrit Poutine, le peuple percevait la Russie comme sa patrie partagée.

Selon ce récit, la guerre russo-polonaise de 1605-18 fut, pour le peuple, « libératrice ». Les Ukrainiens furent « réunis » avec le reste du peuple russe orthodoxe, formant ainsi la « petite Russie » et le mot « Ukraine » fut utilisé pour signifier quelque chose comme « à la frontière ».

D’après l’histoire de Poutine, la création de Novorossiya en 1764 et l’expansion de l’empire russe reflétaient également la volonté du peuple. « L’intégration des terres de la Russie occidentale dans l’État commun n’est pas seulement le résultat de décisions politiques et diplomatiques : elle s’est déroulée sur la base d’une foi commune et de traditions culturelles » et d’une « affinité linguistique ».

Le général Alexandre Souvorov, qui a surmonté une énorme résistance pour sécuriser les frontières étendues de la Russie, ne serait sûrement pas d’accord. Mais Poutine suggère que la langue commune – séparée seulement par « des caractéristiques linguistiques et des dialectes régionaux » – annule presque à coup sûr la possibilité que l’Ukraine ait pu développer sa propre culture. Par exemple, si Taras Chevtchenko, le poète national ukrainien, a composé des poèmes en ukrainien, il a écrit des récits en prose principalement en russe. De même, Nicolas Gogol – né dans le gouvernement de Poltava en Ukraine, qui faisait alors partie de l’empire russe – était un « patriote de Russie » et écrivait en langue russe. « Comment ce patrimoine peut-il être divisé entre la Russie et l’Ukraine ? »

Par la suite, Poutine condamne la « forte polonisation » qui a eu lieu durant la période de l’entre-deux-guerres, lorsque les Polonais ont supprimé « la culture et les traditions locales ». Il reconnait ensuite les mérites des bolcheviks en matière de « développement et de renforcement » de « la culture, de la langue et de l’identité » ukrainienne par leur politique d’ukrainisation.

Le problème, poursuit Poutine, c’est que « l’Ukraine a souvent été imposée à ceux qui ne se considèrent pas comme des Ukrainiens ». La russification des Ukrainiens – qui dépasse de loin tout ce que les Polonais ont fait – n’est pas mentionnée.

Poutine dépeint également l’Union soviétique comme le sauveur de la réunification ukrainienne. « En 1939, des terres qui avaient été saisies auparavant par la Pologne ont été restituées à l’URSS. La plus grande partie de ce territoire été attribuée à l’Ukraine soviétique. » C’est une description bizarre du pacte Molotov-Ribbentrop entre les Soviétiques et l’Allemagne nazie. Pourtant Poutine conclut sans vergogne que « l’Ukraine contemporaine a été entièrement créée à l’époque soviétique ».

Poutine exprime quelques désaccords face aux bolcheviks, au-delà de leur ukrainisation apparemment excessive. Son problème ne concerne pas, notamment, la Grande famine qui a coûté la vie à des millions d’Ukrainiens en 1932-33. (Poutine évite soigneusement de mentionner une seule fois Staline et dit que les dirigeants ukrainiens modernes réécrivent l’histoire lorsqu’ils présentent la « tragédie commune de la collectivisation et de la famine » comme un génocide.)

Poutine s’en prend plutôt à la manière dont les bolcheviks traitaient la nation russe : « comme un matériau inépuisable pour des expériences sociales. » Leurs rêves de « révolution mondiale » et l’abolition des États-nations les ont conduits arbitrairement à « couper les frontières » et à offrir de « généreux » dons de territoires. « En fait, la Russie a été volée. »

Pourtant, même si le monde condamne les « crimes du régime soviétique », il ne considère pas les actions des bolcheviks comme des actes criminels visant à « arracher » des territoires historiques – comme la Crimée – à la Russie. Et Poutine sait bien pourquoi : « cela a conduit à l’affaiblissement de la Russie » et « nos ennemis en sont satisfaits ».

Poutine reviendra plus bas sur la question de ses ennemis, mais il a tout d’abord une ou deux choses à dire sur l’économie. « L’Ukraine et la Russie se développent comme un système économique unique depuis des décennies et des siècles », en parvenant il y a 30 ans à une « profondeur de coopération » qui suscite de nos jours la jalousie de l’Union européenne. Il soutient par exemple que de 1991 à 2013 – même si cela n’est pas son argument le plus crédible – les subventions russes sur le gaz ont permis à l’Ukraine d’économiser plus de 82 milliards de dollars sur son budget. Il ne mentionne pas la soumission dont les dirigeants ukrainiens ont dû faire montre en retour.« 

Une relation aussi privilégiée peut (…) accroître le potentiel des deux pays », écrit Poutine. Pourtant, ce qui est vrai, c’est que ces décennies d’engagement ont nui au développement des deux économies. Peu importe : Poutine reproche à l’Ukraine la « désindustrialisation et la dégradation économique » dans ses efforts pour se séparer de la Russie depuis 2014.

La Russie a toujours éprouvé vis-à-vis de l’Ukraine « un grand amour », déclare Poutine. Ce n’est pas tout à fait comme cela que je le décrirais l’imposition de sanctions commerciales sévères sur un pays en pleine tourmente, comme celles exercées par la Russie en Ukraine lorsque le président Viktor Ianoukovitch, un bras droit de Poutine, a été renversé en 2014. Il ne s’agit pas non plus d’une représentation pertinente des faits, quand un avion de ligne a été abattu par les forces russes en juillet de cette année-là, faisant 298 morts.

Pourtant, selon le récit de Poutine, les élites ukrainiennes « ont dilapidé les réussites de plusieurs générations », justifiant l’indépendance de leur pays « en niant son passé ». Et ils n’ont été incités par aucun autre pays outre l’UE et les États-Unis – les méchants apparents de l’histoire de l’Ukraine moderne, qui sont engagés dans un projet global « anti-Russie ».

Cela fait écho aux allégations de Poutine lors de la conférence téléphonique : « Les principales questions concernant le fonctionnement de l’Ukraine ne se décident pas à Kiev, mais à Washington et, en partie, à Berlin et à Paris. » Selon Poutine, l’acceptation par le président ukrainien Volodymyr Zelensky d’une « gestion extérieure complète de son pays » rend futile toute tentative de le rencontrer.

Néanmoins Poutine affirme dans son article : « La Russie est ouverte au dialogue avec l’Ukraine ». Mais pour qu’un tel dialogue soit productif, l’Ukraine doit représenter « son propre intérêt national » plutôt que tenter de « servir des intérêts étrangers ». Bien sûr, d’après Poutine, le seul intérêt national de l’Ukraine doit être de s’unir à la Russie.

Mais soyons clairs : en niant le droit de l’Ukraine à l’indépendance, Poutine prépare le terrain à la guerre. L’Occident doit rapidement décider de ce qu’il est prêt à faire pour l’empêcher.

Anders Åslund is a senior fellow at the Stockholm Free World Forum. His latest book is Russia’s Crony Capitalism: The Path from Market Economy to Kleptocracy.

Project Syndicate